Note d'intention - Éthique
Récital au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme
« C’est comme si elles étaient écrites de la planète Mars » a dit John Hans Winge (un ami de Brecht) à propos des Elégies hollywoodiennes. Brecht, dans son journal, se satisfait d’être parvenu à provoquer cette « distance », ce procédé qu’il s’est efforcé de théoriser pour le théâtre - et dont, au passage, le terme allemand rend mieux l’ambition (« rendre étranger »). C’est en effet elle seule qui peut réaliser « l’utilité » artistique recherchée de manière obsessive par Eisler et Brecht : « Pourquoi mes chants ne montent-ils pas des lieux où sont nourries les villes, de là où sont construits les navires ? C’est que pour ceux qui sont utiles et qui créent, mon discours est comme cendre dans la bouche », regrette-t-il dans un poème à la jeunesse qu’il exhorte à compléter son programme, « Et, les villes que nous avons empestées, à les rendre habitables ».
Rendre habitable, fabriquer un territoire, voilà qui exprime bien la chair du procédé de la distanciation trop souvent réduit à un exercice purement intellectuel. Certes, Brecht s’est toujours tenu à l’écart d’un théâtre purement militant : « L'art n'est pas à même de transformer en œuvres d'art des idées sur l'art de quelque bureau. C'est seulement les bottes qu'on peut fabriquer sur mesure ». Il a cherché au moins, comme le remarque Adorno, à déclencher un processus de réflexion plutôt qu’à transmettre des maximes. Mais doit-on s’arrêter là ? Lorsqu’il écrit que « l’école de la distanciation, c’est l’exil », on voit que ce qu’il place dans son concept excède largement la saisie intellectuelle des contradictions du capitalisme, mais nous livre à une épreuve éthique et totale – un exil. Et quand Brecht commente ses poèmes, comme en témoigne Eisler dans un entretien, il ne dit jamais qu’ils sont « beaux », mais demande : « Ont-ils une raison d’être ? ».
Leur programme esthétique est bien axé sur la pratique, et cette pratique est constituée et précédée d’un véritable ébranlement sensible ; Adorno avait d’ailleurs lui aussi décrit l’exil comme une véritable mutilation en donnant comme sous-titre de ses Minima Moralia : « Réflexions sur la vie mutilée » (1951). D’une certaine manière, Brecht, avec Eisler, placent tellement loin dans les profondeurs de l’être l’utilité critique et politique de l’art, qu’on les voit rêver d’une œuvre politique qui balaierait jusqu’aux fondements mêmes de la signification, du langage, forcément compromis lui-aussi, et dont l’arrachement de l’exil fournirait le modèle.
Mais il faut pouvoir également fournir les outils à la critique, il faut pouvoir dans ces temps terribles donner des mots, des mots d’ordres, et des hymnes à la critique politique (on peut penser à Eisler qui composera l’hymne de la RDA) : une époque, même sombre, ne mérite-t-elle pas ses propres chants ? « Chantera-t-on encore au temps des ténèbres ? Oui, on chantera -le chant des ténèbres ». Leur esthétique est donc tendue entre deux programmes contradictoires, entre la mise en branle sans limite des structures et du langage, et le besoin d’une ressource limpide, d’une communauté politique puissante qui aurait déjà su renouer avec une langue faite pour se dire elle-même et pour chanter ses devenirs. Aucune poésie ne montre autant que celle de Brecht cette double origine, aucune musique autant que celle d’Eisler une double ramification aussi spectaculaire.
On pourrait presque y reconnaître la nostalgie toute romantique d’un âge d’or d’un langage pur du poème, tout comme dans cette brèche sensible y voir une voie que le romantisme avait déjà ouverte, même si lui n’a pas su se débarrasser totalement d’une présence divine qu’il a répliquée dans le thème de la surnature. Mais avec Brecht et Eisler cette brèche ne se laisse plus combler par quelque sentiment divin : « Pourquoi dire de ceux qui règlent votre sort qu’ils sont des dieux ? » demande le poème Condamnation d’idéaux antiques. La blessure s’expose, dans son deuil, à nue, à la vie politique, et au défi d’habiter la vie.
RL et MS