Berceuse aux enfants de Médée, 2018
Récital lyrique
Moussorgski, Tchaikovski, Mahler
avec Eva Zaicik, mezzo-soprano, et Romain Louveau, piano
le 28 février 2019 au Théâtre impérial de Compiègne
le 23 avril 2019 à l'Opéra de Rouen-Normandie (Chapelle Corneille)
sortie disque hiver 2020 (Alpha)
Moussorgski : Berceuse d’Eremouchka et extrait des Chants et danses de la Mort, lors du concert enregistré dans le cadre de l'émission Génération Jeunes interprètes, le lundi 19 juin à 19h - studio 106 - Maison de la radio. Emission à réécouter sur France Musique : https://lc.cx/Tub3
A première vue, le thème évidemment central de la mort dans chacune des pièces, et de l’enfance (la récurrence des berceuses) justifie la référence du titre de ce programme au mythe de Médée, petite-fille d’Hélios, le Soleil, et nièce de l’ensorceleuse redoutable Circé. Celle qui tuera ses propres enfants pour venger la trahison de leur père Jason. Mais cette unité thématique n’est que de surface ; l’alliage de Mahler et Moussorgski ne tient pas du mythe que sa similarité narrative, mais elle en expose aussi sa tension constitutive, celle qui lie en lui une expérience profonde et universelle à la prouesse littéraire d’un récit épique. Sur un continuum qui irait, d’un côté, de l’éclat intime d’une expérience douloureuse, trop précieuse et trop mystérieuse pour être transposée en mots, jusque, de l’autre, la virtuosité purement littéraire d’un conteur, Mahler et Moussorgski tiendraient finalement les positions les plus opposées.
Avec Mahler, cette expérience originelle et morbide qui résiste à toute formulation consacre la musique dans son rôle de l’au-delà du langage trop impuissant. C’est ce que nous rappelle les trois lieder piliers du cycle, les n. 1, 3 et 5, où l’orchestre interrompt et complète tant la voix, que les mesures purement instrumentales se comptent pour moitié. Quelle importance rare, dans l’histoire du lied, que cette longue parole offerte à la musique pure. Que cette expérience fondatrice doive être rendue par la musique même n’entraîne pas le cycle dans l’abstraction pure, car c’est avec un véritable réalisme psychologique que Mahler rend la rumination de l’angoisse et du remords du père. C’est non seulement dans les mots qu’on la trouve, mais aussi dans la répétition inlassable des motifs musicaux, les coups du glockenspiel dans la première pièce, le motif à cinq notes quasi-wagnérien de la seconde (une citation de l’Adagietto de sa cinquième symphonie), l’intervalle de quarte sur lequel le troisième lied s’obstine, comme une résurgence intime de la veine populaire de Mahler dans ses Lieder eines Fahrenden Gesellen. La forme musicale même des pièces n’est pas celle d’une peinture d’états d’âme se succédant, mais un éclairage se recentrant et se métamorphosant sans cesse sur une obsession vertigineuse.
Alors que Moussorgski, lui, idéalise dans la musique sa puissance picturale, on ne peut que penser aux Tableaux d’une exposition dont la composition précède tout juste celle des Chants et Danses de la mort. C’est presque deux idéologies esthétiques qui s’affrontent en réalité ici, deux options musicales romantiques à leur sommet, qui vont pourtant s’éteindre avec le siècle, l’une après l’autre.
Intériorité exaltée chez Mahler, la musique est donc, chez Mousorgski, distance magistrale, toute-puissance du récit. Mais une forme de sincérité, d’effroi profond, se retrouve dans ce déploiement d’images, de tableaux, et la force évocatrice d’un théâtre musical : comment ne pas ignorer, derrière la fantastique convocation du personnage de la mort, la réalité sociale dépeinte en arrière plan, de la pauvreté, et de la guerre, à laquelle cette hyper théâtralisation oppose la résistance de l’esprit, comme la danse la résistance des corps. Dans les cinq lieder de Mahler, la réduction de la masse orchestrale au piano seul fait apparaître l’art du développement dans son dénuement le plus essentiel : chaque récurrence de motif, chaque contrepoint dans son geste le plus simple fait exister plans, couleurs, images ; la musique redevient espace. Ainsi réunis dans la forme du mythe, chez l’un comme l’autre, la puissance de l’imagination musicale, même lorsqu’elle médite sur la mort, est toujours une réponse à la vie.
photo Victor Toussaint